175ᵉ anniversaire de l’abolition de l’esclavage à La Réunion

Mis à jour le 20/12/2023
Saint-Denis, le 20 décembre 2023

Allocution de Jérôme Filippini, préfet de La Réunion

 

En ce 20 décembre 2023, nous nous rassemblons pour fêter le 175ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage à La Réunion.

 

Commémorer le 20 décembre, c’est d’abord remonter le temps vers un passé honteux, condamnable et définitivement condamné.

 

Car il faut regarder ce passé en face, ne pas le nier, ne pas l’occulter ni le mettre en perspective : aucune contextualisation ne saurait en effet excuser ou relativiser les crimes commis à l’encontre des personnes réduites en esclavage. Ces crimes sont absolus et intemporels.

 

C’est pourquoi, sans craindre de mettre en concurrence des mémoires et des souffrances, sans craindre ni mériter la critique de la repentance, il est essentiel de dédier un temps mémoriel spécial à cette histoire de l’esclavage.

 

Essentiel de reconnaître la responsabilité historique des autorités d’alors dans cette abomination de l’Homme sur l’Homme qui a eu cours sur le territoire français comme sur tant d’autres territoires.

 

Essentiel aussi d’honorer la mémoire des esclaves qui ont souffert et qui ont lutté, et de saluer celles et ceux, esclaves ou citoyens libres, qui ont combattu, ici et ailleurs, pour l’abolition.

 

Essentiel enfin de redire avec clarté que nous dénonçons et réprouvons toutes les formes d’esclavage, celles du passé, mais surtout celles qui, aujourd’hui encore, prévalent dans le monde, dans des pays et des sociétés que je ne citerai pas mais que nous connaissons. Ailleurs qu’en France certes, mais aujourd’hui encore, dans ce même monde où nous, Français, vivons libres.

 

Ecoutons Pierre-Joseph Proudhon, au milieu de ce XIXème siècle qui a vu abolir l’infâme esclavage : « Si j'avais à répondre à la question suivante : Qu'est-ce que l'esclavage ? et que d'un seul mot je répondisse : c'est l'assassinat, ma pensée serait [d'abord] comprise. Je n'aurais pas besoin d'un long discours pour montrer que le pouvoir d'ôter à l'homme la pensée, la volonté, la personnalité, est un pouvoir de vie et de mort, et que faire un homme esclave, c'est l'assassinat. »

 

Tout est dit : l’esclavage n’est pas seulement une page sombre de notre histoire, c’est d’abord un acte de cruauté qui, tant qu’il survit dans le monde, et même s’il a disparu dans notre pays, annihile l’humanité.

 

***

 

C’est pourquoi, faire mémoire de l’esclavage n’est pas seulement un acte mémoriel. C’est une source vivante, c’est le creuset d’une indignation vivante, et aussi l’inspiration d’une espérance vivante.

 

Cette espérance, c’est la force de la vie sur les puissances de mort.

 

Une force de vie dont la musique entendue ce matin nous donne l’écho. Ce matin, au Bas de la rivière près de l’escalier Ti Kat Sou, nous vibrons au son du maloya dans une ambiance chaleureuse et festive pour honorer ces esclaves qui empruntaient ce chemin depuis le « Camp des Noirs du Roy » vers le cœur de la ville à l’époque coloniale.

 

La force de la vie sur les puissances de mort.

 

A ce titre, je salue, Madame la ministre, maire de Saint-Denis, votre choix de mettre à l’honneur ces femmes et ces hommes non pas uniquement en tant que victimes d’une pratique abjecte, mais aussi en tant que bâtisseurs de La Réunion, en tant que personnes agissantes, en tant que « Moun Kapab ».

 

« Moun kapab » : car ces personnes, niées dans leur être par le système colonial, étaient capables de faire, de créer, d’inventer, de déployer de nombreuses capacités. Asservies et niées dans leur être au profit du commerce, de l’agriculture, avec la complicité des institutions de la colonie qui avaient besoin de main-d’œuvre, elles ont été capables de faire, elles ont vécu et survécu grâce à leurs capacités. Shak moun lé gabié, shak moun néna son gayar, shakin néna son kapab.

 

Ces personnes, n’en déplaise à leurs maîtres, étaient dotées de compétences, de savoir-faire, d’expertises : domestiques, ouvriers, sucriers, forgerons, charrons, maçons, cuisiniers, infirmières, couturières, etc. Pou tout zarboutan là !

 

Citer leurs noms lorsqu’ils sont connus, parler de leurs capacités, de leurs savoirs-faire, de leurs talents, c’est leur rendre l’humanité qui leur avait été retirée, c’est cesser nous-même de les « réduire en esclavage » en les réduisant au statut d’esclave.

 

Certains formés à un métier, et asservis pour cette raison, sont cités dans quelques écrits. Nous pouvons les nommer :

 

-        Ignace, de caste malbar, âgé de 18 ans exerçant le métier de forgeron,

-        Rosalie, créole et infirmière mère de trois enfants,

-        Hippolyte, créole né à l’atelier colonial en 1772 et formé très tôt au métier de charpentier...

 

Et que dire de Célimène, fille d’un homme libre et d’une esclave affranchie, dont le talent musical a survécu jusqu’à nous ? Nous nous souvenons d’elle comme d’une femme « kapab ».

 

Et que dire d’Edmond Albius, initié aux techniques de l’horticulture et de la botanique, qui révolutionna à douze ans à peine la culture de la vanille ? A force de curiosité et d’observation de la nature, il a créé un savoir-faire encore utilisé aujourd’hui à travers le monde. Nous nous souvenons de lui comme d’un homme « kapab ».

 

D’autres étaient asservis aux champs ou à des tâches de force. Eux aussi étaient capables et ils ont façonné La Réunion avec leur sueur et leur force.

 

***

 

Reconnaître autrui dans ses capacités. Ne pas l’essentialiser, mais lui donner les moyens de déployer ses capacités. C’est sans doute la meilleure définition de la fraternité : reconnaître autrui comme un frère, comme une sœur, c’est croire en ses capacités, c’est tout faire pour lui permettre de les développer. C’est refuser d’enfermer l’autre dans une race, une identité, une essence figée.

 

Sarda Garriga ne dit pas autre chose dans son décret de 1848 : « droits et devoirs sont partagés, et il n’y aura pas d’opposition entre l’une et l’autre population ». Et Victor Hugo l’écrit à un ancien esclavagiste avec la force de la simplicité : « La Fraternité n’est ni blanche ni noire. ».

 

La Réunion a perpétué cette promesse d’Edmond Albius, de Sarda Garriga, de Victor Hugo. Sur notre île se mêlent aujourd’hui des personnes d’origines diverses en une mosaïque réunie par des valeurs communes, celles de la République, mais aussi par la somme des talents, des capacités que ces personnes déploient. 

 

Alors, si nous voulons être fidèles à la mémoire de ces « personnes capables », veillons, à notre tour, à ne pas essentialiser les personnes, à ne pas assigner les individus à une identité qu’on prétendrait déduire de leurs origines, de leur couleur de peau, de leur religion, de leur statut social.

 

Regardons notre prochain pour ce qu’il fait, pour ce qu’il sait faire, pour ce qu’il peut faire, plutôt que pour ce que nous croyons qu’il est.

 

Kaf, Malbar, Zarab, Chinois, Yab, Mahorais, Zoreil : ne me juge pas sur mon origine, apprécie-moi pour ce que je fais ; ne m’enferme pas dans une identité, idéalisée ou réprouvée, regarde ce que je sais faire, et aide-moi à faire mieux encore.

 

Ne pas tomber dans le piège de « l’être », de l’identité. Faire vivre cette fraternité du « faire ». C’est le meilleur hommage que nous pouvons rendre à ces « Domoun kapab ».

 

 

Zordi la Fèt Kaf, bon 20 désanm zot tout.

 

Bonne fête de la liberté !

 

Vive La Réunion, vive la République, vive la France !