Colloque Culture dans le cadre des 40 ans de la Région Réunion

Mis à jour le 22/11/2023
« Kozman féklèr pou anlériz nout kiltir »
« La vie culturelle à La Réunion »

-         Madame la Présidente du Conseil régional,

-         Monsieur le Président du Conseil départemental,

-         Monsieur le Président du Conseil de la culture, de l’éducation et de l’environnement de La Réunion,

-         Mesdames et messieurs, auteurs, artistes, acteurs culturels, journalistes,

-         Mesdames et messieurs en vos grades et qualités,

 

Je suis heureux de répondre à votre invitation, Madame la présidente du conseil régional, à l’occasion de cette conférence célébrant la vie culturelle à La Réunion, dans le cadre des 40 ans de la Région Réunion.

 

La Réunion est terre de culture. Peut-être devrais-je dire qu’elle est aussi et d’abord « mer de culture », puisque c’est par la mer, douloureuse et dangereuse, exploratrice et déportatrice, c’est par la mer que culture humaine et nature se sont, depuis près de quatre siècles, rencontrées, reconnues, mêlées, hybridées.

La Réunion, terre et mer de culture, de par sa situation géopolitique exceptionnelle et par le creuset interculturel qu’elle emprunte à toutes les grandes civilisations du monde : Afrique, Europe, Inde, Asie.

La Réunion, terre et mer de culture, par son aptitude, forgée dans les pires moments de son histoire, à faire cohabiter, puis coexister, puis se mélanger,  mille façons de parler, d’habiter, de cuisiner, de créer, de danser, d’honorer la transcendance, d’aimer l’immanence.

La culture est un droit fondamental. Chacun doit pouvoir être libre de s’exprimer notamment sous une forme artistique. Libre de choisir ses pratiques culturelles. Libre de faire usage de la langue de son choix. Libre de ses identifications culturelles et du sens qu’il donne à son mode de vie, et d’en changer à son gré.

Notre loi française le dit depuis 1789, mais il a fallu du temps pour que ce droit s’ancre dans les pratiques effectives ;  il a fallu les combats qui ont forgé notre démocratie et notre République, dans l’Hexagone et dans les outre-mer, pour que ce droit fondamental d’accès à la culture devienne réalité. Et nous savons qu’il reste encore bien du chemin pour que chacune et chacun, sur l’ensemble du territoire, ait non seulement « accès » à la culture, mais soit « acteur de sa propre culture », c’est-à-dire non pas seulement le réceptacle ou le consommateur d’une offre culturelle venue d’en haut (de Paris ou de Saint-Denis), mais l’auteur de sa culture.

L’article 5 de la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle du 2 novembre 2001 le dit avec des mots choisis : « Toute personne doit pouvoir s’exprimer, créer et diffuser ses œuvres dans la langue de son choix et en particulier dans sa langue maternelle ; toute personne a le droit à une éducation et une formation de qualité qui respectent pleinement son identité culturelle ; toute personne doit pouvoir participer à la vie culturelle de son choix et exercer ses propres pratiques culturelles, dans les limites qu’impose le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. »

A l’heure, peut-être tardive, où nous mesurons le prix vital de la biodiversité naturelle, il est temps, aussi, de reconnaître et de protéger notre « biodiversité culturelle ». Aucune culture ne saurait en dominer une autre. Aucune culture n’est supérieure à l’autre. La suffisance et l’arrogance n’ont plus leur place. Nous aurions dû le comprendre en lisant Montaigne, avant que le premier homme n’arrive à La Réunion. Nous aurions pu retenir la leçon de Montesquieu dans les Lettres persanes, dans un siècle des Lumières qui a industrialisé l’esclavage. Nous aurions pu écouter Georges Clemenceau lorsqu’il dénonçait la politique coloniale conduite par Jules Ferry au nom d’une prétendue supériorité des cultures européennes. Claude Lévy-Strauss nous avait donné encore une petite chance de saisir cela dans Tristes Tropiques, publié quelques années après la départementalisation.

Eux et tant d’autres nous l’ont dit : aucune culture n’est supérieure aux autres. Aucune culture n’a d’avenir si elle méconnaît les autres cultures, si elle cherche à établir une hiérarchie avec les autres cultures.

C’est pourquoi La Réunion est un trésor. Un trésor de biodiversité naturelle, menacé. Mais aussi un trésor de biodiversité culturelle, lui aussi fragile.

Ce trésor, c’est la créolisation. C’est-à-dire un processus d’hybridation culturelle, et non pas un état figé d’hybridation. Je m’explique.

Il n’y a pas de « première nation » réunionnaise, et personne ne peut donc revendiquer d’être le dépositaire, le gardien, le grand prêtre ou la grande prêtresse de la culture réunionnaise. Qui pourrait en effet le faire ? Les descendants des premiers marins bretons et vendéens ? Les descendants de leurs épouses malgaches ? Des esclaves arrachés à l’Afrique ? Des engagés indiens et asiatiques ? Des Européens, Mahorais, Comoriens, venus ici depuis un siècle ? Faudrait-il introduire une hiérarchie dans la « réunionnité », un palmarès dans la créolité ? Sûrement pas ! Alors, s’il n’y a pas de « nation première », cela veut aussi dire qu’il n’y a pas de « nation dernière ». Autrement dit, si nous voulons défendre la culture réunionnaise, alors nous devons refuser cette sorte de xénophobie qui voudrait que « le dernier entré ferme la porte » ; nous devons dire non à ce dévoiement de la créolité qui voudrait qu’on la réserve à certains, qu’on l’identitarise, qu’on la racialise, qu’on fige des castes ou des communautés. Autrement dit, La Réunion a le devoir impérieux de continuer à réussir l’intégration, la créolisation culturelle des nouveaux arrivés. Si cette créolisation se fige, La Réunion se nécrosera.

La Réunion doit rester riche de toutes ses diversités, riche de ses langues. Et peut-être surtout, curieuse et ouverte aux diversités et aux langues du monde.

Lors de l’inauguration de la Cité internationale de la Francophonie de Villers-Cotterêts le 30 octobre dernier, le Président de la République l’a lui-même affirmé : « Chacun a le droit de connaître, parler, transmettre sa ou ses langues et c’est un droit non négociable. Toutes les langues sont égales du point de vue de la dignité… Il y aura toujours de multiples langues dans la République et une langue de la République. »

C’est pourquoi il faut enseigner le créole, comme le rectorat le porte clairement désormais. C’est pourquoi surtout il faut faire vivre le créole, comme le Conseil de la culture, de l’éducation et de l’environnement de La Réunion, et tant d’autres acteurs ici présents, s’y attellent.

C’est pourquoi il faut mieux enseigner les langues originaires : l’hindi, le chinois, le malgache, le shimaoré, et bien sûr le français, notre langue originaire matrice.

Et c’est aussi pourquoi il faut améliorer l’apprentissage des autres langues du monde, l’anglais et l’espagnol notamment. Etre réunionnais, c’est être curieux du monde, des mondes, des langues, et pas replié sur soi. Etre terre de culture, c’est accepter de sauter la mer, c’est aussi accepter ceux qui la sautent pour venir.

Mesdames et Messieurs,

Je me réjouis d’être des vôtres ce matin, et d’entendre certains des témoignages de nos zarboutan qui viendront éclairer 40 ans de la vie culturelle à La Réunion, une vie culturelle où l’État prend toute sa part.

Acteurs, territoires, structuration et excellence des filières : La Réunion est riche d’une infrastructure culturelle d’excellence, d’une vie artistique diversifiée, d’une scène artistique réunionnaise présente au national et à l’international.

La culture est une compétence partagée. Comme l’amour, l’intelligence, la générosité, c’est un objet mathématique particulier, qui se multiplie en se partageant.

Faire culture, ensemble : telle est l’ambition du Conseil local des territoires pour la culture (CLTC). Cette instance de dialogue réunit l’État, les collectivités et les acteurs culturels pour garantir à chacun, partout sur le territoire, le droit fondamental à la culture. Le CLTC redonne voix aux habitants et aux artistes pour des politiques culturelles adaptées et renouvelées. On note là un changement de paradigme, avec une politique culturelle non pas « importée » mais adaptée en partant des territoires, et à construire ensemble.

A ce moment, je voudrais saluer le formidable travail fait par Marie-Jo Lo-Thong, notre directrice des affaires culturelles, qui détaque les esprits et porte haut l’ambition culturelle, avec les pieds bien établis sur sa terre réunionnaise et le coeur tourné vers la création, l’ouverture, l’accueil des talents du monde.

C’est à quoi nous devons assigner nos efforts : soutenir le désir d’apprendre, de se former, de devenir acteur de son territoire, de partager et d’assurer la transmission des valeurs d’humanisme et de compréhension des mondes.

Agir ensemble pour contribuer à créer des conditions favorables au développement d’une société responsable, résiliente, inclusive.

Faire de la culture un facteur de cohésion sociale et un levier de développement.

Mesdames et Messieurs, Chers amis,

Ma compréhension de la langue créole est naissante, c’est celle d’un enfant né à la culture réunionnaise il y a quinze mois seulement. Mais la lecture de la poésie est un puissant accélérateur de créolisation !

C’est donc avec les mots de Boris Gamaleya que je terminerai, pour ne pas conclure. Il y parle de la mer, et j’y lis partout le mot culture.

« la mer qui se faufile entre nos parenthèses

où le vrai et le faux sur la rive s’annulent

une cime arbore son plus lent florilège

[…]

la mer

une alliance profane où le vent prévisible

se conjugue au kaïanm inouï de l’embrevade

pour quelle appartenance ô nuit des rives rases

quel mal de plénitude et quel œcuménisme

… la face vers le ciel et vers la liberté »

« La Mer et la Mémoire » – Les langues du magma de Boris Gamaleya

[1978, extraits, Les polyphonies de l’extrême]